CHINUA ACHEBE est mort
Chinua Achebe chez lui à Bard College, Annandale-on-Hudson, aux Etats-Unis, en 2008 (AP Photo/Craig Ruttle)
Le Nigeria est un pays chaotique et violent, mais c’est aussi une terre fertile qui a produit certains des plus grands écrivains et artistes du continent noir. L’un d’eux, l’écrivain Chinua Achebe, l’un des pères de la littérature et de la poésie africaine moderne, est mort vendredi à l’age de 82 ans.
J’ai dans ma bibliothèque une vieille édition écornée de l’un de ses romans les plus connus, « Anthills of the Savannah » (« Les Termitières de la savane », en français), achetée dans les années 80 auprès d’un vendeur à la sauvette à Lagos, la fascinante métropole nigériane.
Un livre dont l’africaniste britannique Richard Dowden a dit :
« Toute personne dirigeant ou sur le point de diriger un Etat africain devrait lire ce livre. Comme nous tous. Il fait ressurgir l’humanité dans un monde dans lequel nous craignions qu’elle n’existe plus. »
Ce roman met en scène, comme le résume bien le blog Littérature africaine, « la résistance d’un petit clan d’intellectuels dans un pays africain sous la coupe de l’un de leurs amis qui a progressivement pris les habits d’un tyran ».
« Je suis un écrivain de la protestation »
Chinua Achebe, qui est né en 1930, parle d’expérience, lui qui a été étroitement mêlé à l’histoire de son pays, l’accession à l’indépendance, le coup d’Etat militaire de 1966, et bien sûr la sécession du Biafra, la région est du Nigeria dont il est originaire, une aventure dans laquelle il s’est engagé.
Dans ses Mémoires parus l’an dernier, « There was a country » (éd. Allen Lane, 2012), et dans lesquels il revient longuement sur ses engagements, il donne sa vision du rôle de l’écrivain dans la société :
« Certains pensent que l’écrivain ne doit jouer aucun rôle dans les soubresauts politiques ou sociaux de son temps. Certains de mes amis disent : “Non, c’est trop dur là-bas. Un écrivain n’a rien à faire là où c’est trop dur. L’écrivain doit être sur le côté avec son carnet de notes et son stylo, où il peut observer objectivement.”
Je pense au contraire que l’écrivain qui se met sur le côté ne peut écrire que les notes de bas de page et le glossaire lorsque les événements sont terminés. Il ou elle devient comme les intellectuels contemporains futiles qui, dans d’autres lieux, posent des questions comme : “Qui suis-je ? Quel est le sens de mon existence ? Cet endroit m’appartient-il ou est-il à quelqu’un d’autre ? Ma vie m’appartient-elle ou appartient-elle à quelqu’un d’autre ?”
Ce sont des questions auxquelles personne ne peut répondre. »
Un peu plus loin, il ajoute :
« Je pense qu’il est impossible d’écrire quoi que ce soit en Afrique sans une sorte d’engagement, une forme de message, une forme de protestation. Dans ma définition, je suis un écrivain de la protestation, sans retenue.
Même mes nouvelles du début, qui ont l’allure de gentilles recréations du passé, ce qu’elles disent, en fait, c’est que nous avions un passé. C’était une protestation, car il y avait des gens qui disaient que nous n’avions pas de passé. [...]
Je pense que la décence et la civilisation imposent à l’écrivain de prendre partie pour ceux qui n’ont pas de pouvoir. Il n’y a pas d’obligation morale à écrire d’une manière ou d’une autre. Mais je pense qu’il y a une obligation morale à ne pas s’allier avec ceux qui ont le pouvoir contre ceux qui ne l’ont pas. Un artiste, dans ma définition du mot, n’est pas quelqu’un qui puisse se mettre du côté de l’empereur contre ses sujets sans pouvoir. »
Au Nigeria, « un problème de leadership »
Ce sont des paroles fortes de la part d’un homme qui n’était certainement pas un révolutionnaire, mais un homme de convictions, d’engagements, de décence.
Il n’a jamais hésité à le montrer. En 1983, il publie un petit essai intitulé « The Trouble for Nigeria » (Fourth Dimension Publishers, Lagos), qui commence sans prendre de gants :
« Le problème du Nigeria est purement et simplement un problème de leadership. Il n’y a rien de mal avec le caractère nigérian. Il n’y a rien de mal avec la terre nigériane, son eau, son air, son climat ou quoi que ce soit d’autre. Le problème du Nigeria est le manque de volonté, ou de capacité, de ses dirigeants à se hisser au niveau de leurs responsabilités et à celui de l’exemple individuel qui sont la maque du vrai leadership. »
Des paroles fortes qui restent totalement valables au Nigeria et dans de très nombreux Etats africains aujourd’hui.
La manipulation des ex-maîtres coloniaux
Né dans un village ibo, l’ethnie qui a été au cœur de l’aventure du Biafra dans les années 60, Chinua Achebe a eu accès à l’éducation européenne et, avec des résultats exceptionnels, a su profiter de la méritocratie paternaliste britannique.
Plein d’illusions et d’espoirs, il a vu arriver l’indépendance du Nigeria pour comprendre très vite que cette liberté octroyée et non conquise était de surcroit faussée par la manipulation des anciens maîtres coloniaux qui ont soigneusement choisi à qui ils remettaient les clés de cette possession de choix de leur empire africain.
En 1966, Chinua Achebe travaillait à la radio nationale, tout en menant une carrière d’écrivain brillamment démarrée avec la parution à Londres de son premier roman, « Things fall apart » (« Le Monde s’effondre » en traduction française), l’un des tout premiers romans contemporains africains à « donner une voix » au continent noir comme l’ont dit les critiques à l’époque.
Cette année-là, le Nigéria vit à l’heure des coups d’Etat, et des vengeances ethniques dont les Ibos, surreprésentés dans l’élite du pays car plus éduqués, sont les premières victimes. Trente mille Ibos sont massacrés en quelques jours dans de véritables pogroms, et Chinua Achebe se réfugie avec sa famille dans sa région d’origine, comme beaucoup d’autres.
Au même moment, un autre grand écrivain nigérian, Wole Soyinka, plus tard prix Nobel de littérature, est emprisonné pour près de deux ans pour s’être opposé aux militaires qui dirigeaient le pays.
L’aventure désespérée du Biafra
Le Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique, se déchire, implose. Chinua Achebe se rallie à la cause du Biafra, cet Etat sécessionniste dont il écrit dans ses Mémoires que c’est le Nigeria qui l’a chassé plus qu’il n’a lui-même voulu en sortir.
Pendant trois ans, de 1967 à 1970, la guerre entre le géant Nigeria et le fragile Biafra captivera le monde, avec ses photos de bébés décharnés et ses atrocités. C’est dans ce conflit que naîtra le concept de la médecine humanitaire avec Bernard Kouchner et sa génération de « French doctors ».
C’est là, aussi, que la Françafrique fit ses coups bas, avec le soutien des réseaux Foccart, via le Gabon et la Côte-d’Ivoire, au réduit biafrais pour tailler des croupières à l’ex-empire britannique, et faire main basse sur le pétrole nigérian (la défaite du Biafra n’a pas empêché Elf, puis Total, d’être un acteur important au Nigeria).
Chinua Achebe, qui rédige le texte fondateur du Biafra, et effectue de nombreuses missions internationales pour tenter de briser l’isolement du jeune Etat sécessionniste, revient dans ses Mémoires sur cette aventure ambigüe qui s’est achevée par la défaite et trois millions de morts.
Il ne renie pas son engagement, mais montre à quel point l’utopie biafraise était mort-née face au cynisme international (Harold Wilson, alors premier ministre travailliste britannique en étant le sommet) et aux contradictions locales.
Chinua Achebe est « redevenu » nigérian, même si, après un terrible accident de voiture qui l’a laissé paralysé en 1990, il s’est installé aux Etats-Unis où il est mort vendredi.
Sa disparition a suscité une authentique émotion au Nigeria, où les grands écrivains comme Wole Soyinka et lui font figure de conscience nationale dans un pays qui n’a toujours pas trouvé son équilibre, et en Afrique où il compte de très nombreux admirateurs.
Au premier rang desquels Nelson Mandela, qui avait eu accès à ses livres en prison, et a déclaré un jour :
« Chinua Achebe est un écrivain dont la fréquentation fait tomber les murs des prisons ».