Tata, le patron le plus puissant d'Inde, laisse un empire de 70 milliards de dollars
Cape town. Installé au cœur du quartier historique de la capitale parlementaire de l'Afrique du sud, le nouveau Taj Hotel se déploie, magnifique, en lieu et place de l'ancienne South African Reserve Federal Bank et du tout premier hôpital de la ville qui accueillait au XIXème siècle, les marins à la veille de franchir le Cap de Bonne espérance. Dans le lobby, au dessus des colonnes de marbre, deux fenêtres surplombent la cour intérieure ; c'est d'ici, qu'autrefois, les crieurs annonçaient les cours de bourse. En cette fin d'hiver de l'hémisphère sud, l'heure est plus calme. Une odeur d'huile essentielle de mandarine diffuse la signature apaisante du Taj. Dans le lobby, Ratan Tata est confortablement installé. Il est 9 heures du matin, le patron le plus puissant de l'Inde enchaîne les rendez-vous dans le hall. « Une meeting room, pourquoi faire ? Je suis bien ici. » Il ne quittera les lieux que pour dîner au Mint l'un des restaurants de l'hôtel. « No bodyguard », l'homme accompagné de Krishna Kurma, le vice-chairman de la division Indian Hotel Companies Ltd, également directeur de Tata Sons, semble d'un accès déconcertant. On a du mal à imaginer Bill Gates ou Lakmish Mittal en pareille circonstance. Les journalistes internationaux invités pour la célébration de cette joint-venture (l'hôtel est détenu à 50 % par Eurocape alors que Tata Africa et Taj en possèdent 25 % chacuns) sont étonnés, les Indiens plus encore. L'information n'est pas encore à la Une des journaux en Europe, mais en Inde, la presse en a fait ses gros titres. Le groupe Tata vient d'annoncer officiellement qu'elle préparait la succession de Ratan Tata. Un comité de cinq personnes est chargé de sélectionner le meilleur profil possible pour prendre le relai d'ici à décembre 2012 de l'homme qui en vingt ans a multiplié par 13 le chiffre d'affaires du groupe 71 Md$ de CA pour 5,4 md$ de profits et 350 000 salariés. Devant la presse internationale, réunie à l'impromptu, le géant de l'industrie indienne explique ses motivations. « J'ai 72 ans, j'ai consacré ma vie à l'entreprise, j'en suis très heureux, mais je ne veux pas sortir du groupe dans une chaise roulante ou dans une petite boîte. » Ses aspirations ? Créer un cabinet d'architecture, sa passion première. Un destin hors-norme Rien ne prédisposait à priori cet homme à devenir l'un des plus grands patrons de l'histoire mondiale. Né le 28 septembre 1937, il a grandi avec son frère auprès de sa grand-mère après la séparation de ses parents. Diplômé d'architecture de l'université Cornell, il était installé loin de sa famille en Californie et travaillait pour un sous-traitant de la NASA quand son oncle, le génial et charismatique, Jehangir Tata (fondateur notamment d'Air India, marié à une Française, il est enterré au Père Lachaise) lui a demandé de rentrer en Inde pour rejoindre le groupe. Il commence dans la partie sidérurgique, puis la branche transport et les camions, pour ensuite se consacrer au développement des activités High-tech, auxquelles il croit contre l'avis de nombre de barons qui siègent alors encore à des postes d'influence. En 1991, quand Jehangir que l'on surnomme le Giovanni Agnelli indien, lui cède les rênes, Ratan Tata, homme discret par excellence (célibataire endurci, il ne boit pas, il ne fume pas, vit dans un appartement au sud de Bombay, conduit lui même sa voiture -une Indica, la première voiture qu'il a créée pour la classe moyenne émergente en 1998- et préfère passer ses soirées à lire, en compagnie de ses chiens, plutôt que de fréquenter les mondanités) est critiqué ; on lui reproche de ne pas avoir l'étoffe... Vingt ans plus tard, les cassandres mangent leur turban. Elu businessman de l'année en 2005 par le magazine Forbes, il a réussi après des acquisitions spectaculaires, dont celle du géant de l'acier Corus, des thés Tetley mais aussi de Jaguar et de Land Rover au groupe Ford en 2008, le lancement de la Nano, à conforter le groupe Tata en Inde, mais surtout à en faire l'un des acteurs clés de l'industrie mondiale. Avec 98 entreprises, 65 % du chiffre d'affaires réalisé à l'étranger, le groupe a été classé 11ème compagnie la plus influente au monde par Forbes en 2009. Ratan Tata vient d'être à nouveau en Inde classé comme le patron le plus puissant du continent indien. Timide dans un corps de colosse, Ratan Tata avoue se sentir bien à Cape Town. « Je n'ai malheureusement jamais rencontré Nelson Mandela, mais je suis admiratif de ce qu'il a fait pour l'Afrique du sud. Nos deux pays ont beaucoup de points communs. Le groupe entretient depuis longtemps dans le domaine de l'acier et des transports (en particulier des bus) des liens étroits avec l'Afrique du sud. J'espère que ce nouvel hôtel me donnera l'occasion de pouvoir venir ici plus souvent. » D'autant que ce dernier devrait dans le futur être suivi par d'autres projets hôteliers, à Johannesburg notamment. Les Taj Hotels : l'étendard du groupe Si la branche hôtelière du groupe Tata contribue peu au chiffre d'affaires global, il est cependant l'étendard du groupe indien. Ce n'est pas par hasard, si Ratan Tata préside en direct cette division. Ni, s'il est présent aujourd'hui à Cape Town. C'est Jamsetii Tata, le fondateur, qui selon la légende, déjà fortuné, a lancé le groupe dans l'aventure hôtelière. S'étant vu interdit l'entrée du Watson hôtel de Mumbaï -à l'époque coloniale, un panneau « no permit Indians » était placé à chaque entrée de club ou de lieux de prestige fréquentés par les Anglais ; riche ou pauvre, aucune dérogation à l'étiquette n'était possible-, il décida de construire le plus beau d'entre tous à Mumbaï. Et c'est ainsi qu'est né le 16 décembre 1903 l'hôtel Taj Mahal de Mumbai, l'icône du luxe en Inde. Par la suite, parmi les grands développements de la branche hôtelière Tata, le groupe fût le premier, dés 1971 avec le Lake Taj Palace à s'associer à des familles de Maharajahs pour transformer leur palais en hôtel et ainsi les préserver. Outre la perle d'Udaïpur (l'un, voire le plus bel hôtel monde, à redécouvrir dans Octopussy de James Bond), au Rambagh Palace à Jaïpur et à l'Umaid Bhawan de Jodhpur, les familles royales indiennes partagent une partie de leur palais avec les hôtes de passage. En novembre prochain, nouvel écrin de rêve, rendez-vous est pris à Hyderabad pour l'ouverture, après dix ans de travaux, du Taj Falaknuma, la maison de Nizam Mehboob Ali Khan qui accueillit pas moins que le roi Georges V et le tsar Nicolas II. La réouverture du Taj Mahal de Mumbaï En 2008, après l'attaque terroriste qui pendant trois jours a ensanglanté Mumbai et pris pour cîble notamment le Taj Mahal Hotel, a fait 31 victimes et un chien, comme le précise Krishna Kumar ... (en Inde le respect de la vie étant tout aussi important que l'on soit homme ou animal), Ratan Tata l'avait promis le groupe ferait tout pour réouvrir l'hôtel au plus vite, et le rendre plus beau que jamais. Pour l'anecdote, il faut savoir que Raymond Bickson, le président des Taj Hotels qui dînait ce soir là à l'hôtel avec son épouse est resté pendant deux jours enfermé dans son bureau à l'étage au dessus de celui où étaient installés les terroristes. Et que depuis son blackberry, avec la direction qui s'était approchée de l'hôtel, ils ont ensemble veiller à envoyer des communiqués de presse dans le monde entier. Le 12 août dernier, pour la célébration du 63ème jour de l'indépendance de l'Inde, le Taj Mahal a réouvert ses portes. Dans l'aile historique du palais, l'ensemble du personnel, du plus ancien employé à la plus jeune standardiste, réuni autour de l'escalier monumental a lu à haute voix un texte pour exprimer sa gratitude à Ratan Tata « We people of Taj Mahal Hotel... ». 700 kilos de pétales de roses n'ont pas réussi à masquer l'émotion qui s'est emparée de tous, ni les larmes sur le visage du plus puissant chef d'entreprise de l'Inde. L'événement a fait la Une de tous les quotidiens du continent indien. Et ce d'autant que le groupe, sollicité pour venir en aide aux victimes, a créé un fond pour indemniser l'ensemble des personnes touchées par les attentats. Qu'ils soient ou non salariés de l'hôtel, peu importait, chacun a reçu une indemnisation de 10 000 roupies de la part du groupe ; et cette institution désormais visera à soutenir quiconque sera dans le futur victime de tels accès de violence. L'ambition des Taj hôtels A la direction des Taj Hotels depuis 8 ans, Raymond S. Bickson ne masque pas les ambitions du groupe. Sous férule, le nombre d'hôtels a augmenté de façon spectaculaire ; leur nombre est passé de 61 à 104 et le nombre de chambres de 8000 à 12 000). Dans les quatre prochaines années, le groupe veut créer 20 000 chambres supplémentaires. Alors que The Pierre à New -York qui fêtera son 80 ème anniversaire en novembre, d'autres ouvertures internationales sont attendues à Londres, aux Maldives, aux Seychelles, mais aussi, au Maroc. Et bien sûr à Paris. Aujourd'hui, tandis que le Royal Monceau va ouvrir ses portes (avec l'appui du Raffles) suivi du Mandarin oriental, du Shangri La, puis du Peninsula, le groupe Taj se doit de figurer à Paris, d'autant que la clientèle indienne est éprise de la culture française, reconnaît Raymond S. Bickson « Le ticket d'entrée est très cher ; les prix demandés frisent la folie. » Il y a peu, le groupe Starwood leur aurait proposé de racheter le Crillon ; mais pour 300 millions d'euros, auxquels il convient d'ajouter 100 millions d'euros de travaux, comment rentrer dans ses frais à moyen et même long terme ? « Nous ne pouvons être présents qu'aux meilleurs endroits dans la capitale, mais certainement pas à n'importe quel prix. On étudie un projet potentiel de partenariat, au 5 avenue Kléber, raconte Raymond S. Bickson, mais pour l'heure rien n'est encore signé. » Hawaïen d'origine, à 54 ans, lui aussi veut préparer à terme sa succession. « Je suis de la génération des Baby-boomers, dans les cinq ans à venir, je veux pouvoir céder ma place, à un représentant de la nouvelle génération. Les défis de l'hôtellerie de luxe de demain sont très importants. Aujourd'hui, comment offrir plus à nos clients que ce qu'ils ont à domicile. En matière de High tech, les enjeux sont colossaux. Les jeunes businessmen vivent aujourd'hui connectés en permanence, ils ont besoin de skype, de wi-fi partout, de recharge pour l'Iphone, de borne Ipod, partout. Deux chaines, le Peninsula et le Mandarin Oriental (qui met notamment à disposition de leurs clients un Ipad en route pour l'aéroport afin de recueillir en instantané leurs impressions) sont à la pointe de l'innovation. Il nous faut faire plus encore. Nous ambitionnons à être dans les toutes premières places. La génération Y devra prendre les commandes. » Autre ambition du groupe ? Le développement des Ginger hôtels, la marque la plus populaire du groupe, l'équivalent des Formule 1. « En plein développement en Inde, les Gingerdisposent aussi d'un très fort potentiel, à l'international, dans les marchés émergents. » Krishna Kumar, directeur de tata Sons Ltd, vice-chairman de la division Indian Hotel Companies Ltd, membre également du comité qui va plancher sur la succession de Ratan Tata, est tout aussi discret que le président du groupe. Mais à n'en pas douter, tout aussi visionnaire. Et ambitieux sur l'avenir des Taj Hotels. Avec Raymond S. Bickson et Ratan Tata, ces trois hommes là laisseront leurs marques dans l'histoire du groupe Tata et de ses hôtels en particulier. Un patron de conviction qui n'a de leçon à recevoir de personne en matière d'engagement, en particulier de Bill Gates et Warren Buffet "Les industries prennent à la communauté de multiples façons ; nous devons lui rendre quelque chose ». L'homme qui aime à se coucher en espérant faire de son mieux pour ne pas faire de mal autour de lui, s'emploie à maintenir les principes religieux de générosité de la communauté parsie dont est issue la famille Tata. Car, tandis que Bill Gates et Warren Buffett ont entrepris une tournée en Asie pour convaincre les businessmen qui ont fait fortune de consacrer 50 % de leurs gains à des œuvres caritatives, le groupe Tata redistribue depuis les années cinquante ses profits : 66 % des bénéfices sont réinvestis dans des actions caritatives pour la société indienne. Le succès du groupe Tata est indissociable de l'histoire de l'Inde. En particulier, sur le plan social. En 1912, c'est Jamsetii Tata qui a instauré la journée de travail de huit heures et les congés payés à Tatanagar, la ville-usine de Jamshedpur. Visionnaire, le fondateur du groupe avait choisi la région la plus pauvre de l'Inde pour y bâtir la fortune de sa famille, à partir de la mécanisation de l'industrie textile du coton et l'exploitation de la mine d'acier. Isabelle Lefort, envoyée spéciale au Cap, en Afrique du Sud SOURCE : www.latribune.fr